Ethique et conduite de projet

travailleur grands travaux

Les grands projets impliquent de grands risques, techniques, humains et financiers (Photo Kateryna Babaieva/Pexels).

Selon McKinsey, 98% des grands projets d’infrastructure dépassent de plus 30% leur budget initial et 77% sont en retard de plus de 40% sur leur planning initial. Une autre étude (Oxford Global Projects) montre que, selon les types de projets, 20 à 50% des grands projets d’infrastructure et d’énergie dépassent leur budget de départ de plus de 50 %, ce qui s’accompagne de retards parfois importants et de catastrophes financières. Les exemples ne manquent pas : le tunnel sous la Manche, le surgénérateur de Flamanville (12 ans de retard et quadruplement du budget), l’aéroport Willy-Brandt de Berlin-Brandebourg (10 ans de retard et quadruplement du budget), Crossrail, le futur RER londonien (4 ans de retard et dépassement de l’ordre de 20%), le bâtiment du parlement écossais à Edimbourg, champion du dépassement avec un décuplement du budget initial, le Big Dig de Boston, complexe de tunnels autoroutiers urbains, 9 ans de retard et budget multiplié par 7, ou le East Side Access à New York, projet ferroviaire, 13 ans de retard et triplement du budget… L’industrie automobile, dans le domaine des projets véhicules, connaît des statistiques moins dramatiques en amplitude mais un pourcentage élevé de projets connaît là également des dépassements de budget et des retards significatifs.

Les dépassements budgétaires varient selon les types de projet.

Les mêmes mécanismes sont à l’origine des dérives dans tous ces types de projet. Pour les comprendre, schématisons la conduite de projet en deux parties : l’intérieur et l’extérieur. L’intérieur est la partie la mieux connue et la mieux enseignée : il s’agit de faire réaliser un enchaînement de tâches complexes dans un temps donné avec des ressources déterminées pour obtenir un résultat conforme au cahier des charges initial. Il existe toutes sortes d’aléas techniques ou liés à l’environnement qui viennent perturber le bon achèvement d’un projet et personne ne contestera que cette partie du travail de conduite de projet ne soit difficile, exigeant à la fois de la maîtrise technique, une organisation rigoureuse, une bonne vision d’ensemble des paramètres vitaux du projet et donc une bonne perception des risques, une capacité d’analyse et de décision très au-dessus de la moyenne et par-dessus tout un management énergique et motivateur des équipes impliquées dans le projet. Toutefois, des méthodes et outils de gestion éprouvées, et les retours d’expérience des projets précédents contribuent à fiabiliser ce versant des projets.

Mais il n’en va pas de même de l’ « extérieur ». Avant d’arriver à un problème bien posé tel que celui qui nous venons de décrire, la direction du projet doit obtenir un consensus de multiples parties prenantes – telles que, par exemple, les clients finals, les financeurs, les contrôleurs ou le cas échéant les autorités publiques – sur le cahier des charges, le financement et les conditions d’engagement du projet. Dans une logique de contractualisation préalable où le bien-fondé du projet peut facilement être remis en cause – et donc le projet se voir annulé, un certain nombre de risques se glissent dans la négociation, comme le démontrent les  analyses des grands échecs ou des pires retards et dépassements budgétaires des grands projets.

Le premier inducteur de risque est l’ambition parfois excessive des donneurs d’ordre, qui veulent un projet plus ambitieux, plus efficace, dans un délai plus court que tous ses prédécesseurs. Le deuxième, qui lui répond, est l’attitude optimiste des maîtres d’ouvrage qui soumissionnent pour ces projets : à leur optimisme instinctif, qui résulte de la haute opinion qu’ils ont de leurs capacités et/ou de leur sous-estimation sincère des risques, s’ajoute une dose d’optimisme supplémentaire, destinée à faire approuver le projet et accepter leur offre. Ils craignent, parfois à juste titre, que la révélation des véritables coûts et des véritables délais puisse faire annuler le projet. Cette double couche d’optimisme conduit à une sous-budgétisation parfois très importante, ou à des offres trop agressives, et à une mauvaise collaboration des entreprises participantes, du fait qu’elles voient comme seul moyen de dégager une marge bénéficiaire le fait de présenter le plus d’avenants possible.

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Partager dès l’amont toutes les données chiffrées pertinentes, une étape importante pour assurer la bonne gouvernance d’un projet. (Photo : Kindel Media – Pexels)

Ce fondement bancal du projet conduit ensuite à une minimisation des problèmes lorsqu’ils commencent à apparaître, le risque subsistant, même en cours de projet,  d’un coup d’arrêt et d’une annulation. A ce stade, l’optimisme se mue facilement en mensonge, avec un travestissement des grands indicateurs du projet et un blackout de toute communication non contrôlée par la direction du projet ; chaque mensonge creuse l’écart entre la réalité et le discours, ce qui rend de plus en plus difficile la révélation de la réalité de la situation. Au bout du compte, cela débouche sur de graves conséquences financières pour les entreprises concernées.

La solution réside en partie dans le partage de données factuelles vérifiables lors de la préparation de l’engagement du projet. Les budgets et les plannings d’un projet doivent être basés sur les performances réelles et vérifiées de projets comparables et non sur des convictions personnelles ou des impératifs exogènes. Si ces données sont recueillies correctement, cela permet de mettre en échec les prévisions biaisées qui ne fonctionnent que sur Powerpoint. En cours de projet, toute l’attention nécessaire doit être accordée au recueil de données incontestables sur l’avancement quantitatif et qualitatif du projet, afin de pouvoir raccorder sans erreur la réalité et la planification initiale, et permettre, outre un pilotage pertinent, la détection anticipée des dérives méritant de faire l’objet d’une alerte. Il peut être utile, afin de donner une assise solide à un projet, de faire appel à un expert externe pour certifier la qualité des chiffrages conditionnant son cadrage, et la solidité de ses mécanismes de suivi et de contrôle.

L’autre partie de la solution réside dans l’adoption d’une éthique permettant l’acceptation par tous de l’honnêteté et de la sincérité dans le cadrage des projets, comme dans les reportings ultérieurs. Si, pour des raisons politiques ou autres, la communication d’informations sincères et factuelles est systématiquement punie au lieu d’être récompensée, il ne faut pas s’étonner que les résultats des grands projets restent décevants. Le surcoût moyen des projets continuera d’être de 80% et le retard moyen d’achèvement de 20 mois. Outre les conséquences financières que nous avons évoquées plus haut, le risque personnel est important pour les responsables, le stress ajouté par le double langage les rapproche du burnout, leur crédibilité personnelle peut rester entachée une fois révélée l’ampleur de leur mensonge, qui, à ce stade peut passer pour de l’incompétence, et il peut y avoir de plus des développements judiciaires suite à une plainte des donneurs d’ordre ou parties prenantes s’estimant lésées.

Une formation à l’importance de la transparence et de la sincérité du reporting est une mesure importante à prendre dès l’initialisation du projet. (Photo : ICSA -Pexels)

Enfin la crédibilité de l’ensemble de la profession est entachée aussi. C’est pourquoi la charte éthique de la Fédération Internationale des Ingénieurs Conseil (FIDIC) cite en premier la question de la réputation de l’industrie parmi ses 6 piliers : responsabilité vis-à-vis de la société, compétence, intégrité, impartialité, équité envers les tiers et refus de la corruption.

La bonne gouvernance d’un projet commence par la mise au clair des attentes des parties prenantes et par le partage des données factuelles et chiffrées pertinentes, afin d’arriver à un cadrage réaliste accepté par toutes les parties. Une formation aux enjeux de la transparence et de la sincérité des reportings complètera les chances du projet de rester sur la trajectoire réaliste qui lui aura été fixée.

 

Publié par Antoine Jaulmes

Diplômé de l’École des Mines de Paris et formé à HEC Executive Education, Antoine Jaulmes a exercé au sein du Groupe PSA comme directeur d'usine et directeur d'un département de R&D. Formé aux questions éthiques par Initiatives et Changement et par l'Institute for Business Ethics, il a lancé en 2019 le cabinet Éthique Pratique Conseil pour permettre aux PME et ETI de s'adapter au nouveau contexte éthique et compliance et d'en tirer le meilleur parti.

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