Après avoir longtemps été ignorée ou gardée à distance par les décideurs économiques, l’éthique s’est aujourd’hui imposée comme une préoccupation pertinente pour l’entreprise. Toutefois, un certain nombre de responsables la considèrent encore plutôt comme un luxe que toutes les entreprises ne peuvent pas se payer. Mais de quoi parlons-nous ? Le terme d’éthique recouvre, en entreprise, trois niveaux (presque) sans lien entre eux : le souci de la conformité, l’aspiration à la responsabilité et le management “missionnaire”, fondé sur une conviction forte, qui débouche d’ailleurs parfois sur l’adoption du statut de société à mission.
Le souci de la conformité
Au premier niveau, pour se protéger de poursuites en justice ou d’atteintes à leur réputation, la plupart des entreprises mettent en place des procédures pour garantir le respect de règles, entre autres, contre la corruption et le blanchiment d’argent, contre le harcèlement ou contre la divulgation de données personnelles. Mais l’officialisation de ces procédures n’est pas suffisante, il faut encore former les salariés à les accepter et à les appliquer de manière inconditionnelle, faute de quoi la protection qu’elles sont censées apporter resterait inopérante. Il s’agit là de projets qui peuvent donner lieu à des déploiements ou des enrichissements poussés au sein de l’entreprise.
L’aspiration à la responsabilité
Au deuxième niveau, les entreprises essaient de plus en plus de se montrer responsables socialement et écologiquement. “Se montrer” est le terme exact, car la communication dépasse parfois les réalités, donnant lieu à ce qui est souvent dénoncé comme du greenwashing (écoblanchiment) ou du socialwashing (socioblanchiment). Néanmoins, le nombre croissant d’obligations de transparence et de reporting, la pression de l’opinion publique et de certains investisseurs conduisent à une généralisation des bonnes pratiques. C’est tout le domaine de la RSE qui permet aux entreprises de réduire significativement les nuisances que leur activité entraîne, au plan de l’environnement comme au plan humain, avec des retours sur investissement sur le plan économique comme sur celui de la réputation interne ou externe.
Le management par les valeurs
Allant plus loin, certaines entreprises font la promotion du management par les valeurs. Certaines se sentent investies d’une mission, et porteuses de convictions fortes sur le changement du monde, tandis que d’autres font juste des valeurs inscrites dans leur mission statement ou leur charte interne les principes directeurs de leur management. Par son comportement exemplaire et par l’attention qu’il porte à la mise en œuvre concrète des valeurs dans son organisation, le dirigeant inscrit ces valeurs dans la culture d’entreprise. La recherche en économie comportementale a mis en évidence à de multiples reprises la corrélation entre la culture d’entreprise – le fait qu’il existe une base culturelle commune à tous les membres d’une entreprise – et le succès (ou l’insuccès) de l’entreprise. Les recherches faites par KRW – entre autres – montrent une corrélation nette entre un leader (ou une équipe dirigeante) qualifié d’intègre, responsable, compréhensif et empathique et la performance économique. Un fond de placement a même été créé à partir d’entreprises dont le management présente un haut niveau de telles qualités.
S’il n’entre actuellement dans aucune de ces catégories, en quoi un dirigeant a-t-il intérêt à réfléchir à la façon d’introduire une dose d’éthique dans le management de son entreprise, et surtout, comment faire ?
Il convient d’abord que le dirigeant en question comprenne quel sera l’investissement (et son investissement personnel), évidemment croissant en fonction de ces trois niveaux, et l’énergie qu’il est prêt à y consacrer, mais aussi qu’il visualise le ratio de retour sur investissement, lui aussi croissant. Le premier niveau est essentiellement défensif : il s’agit de préserver la santé financière et la réputation de l’entreprise de la même manière qu’on souscrit une police d’assurance. Le gain est essentiellement une limitation des risques.
Le deuxième niveau consiste à donner à l’entreprise une légitimité, dite licence to operate, assise sur un large accord des parties prenantes et du public autour des activités et projets de l’entreprise. Dans un contexte où la RSE se généralise, c’est de moins en moins différenciant et de plus en plus un dû, mais la qualité de l’engagement RSE peut encore faire une différence positive. C’est notamment le cas pour l’engagement des salariés, car ceux-ci ressentent plus volontiers une fierté d’appartenance et une loyauté envers une société qui fait ce qui leur paraît juste sur différents plans : transparence et équité des rémunérations, respect et inclusion des minorités, protection et restauration de l’environnement naturel, lutte contre le réchauffement climatique, respect du monde animal et de la biodiversité, etc. Pour la bonne communication interne et externe, cela conduit les dirigeants à afficher des valeurs, dont certaines sont “opérationnelles” (priorité au client, agilité, innovation, audace…) et d’autres “éthiques” ou comportementales (intégrité, respect des personnes, protection de la planète…). Tout en appréciant la clarification ainsi apportée, et sans en négliger les bénéfices en termes de licence to operate, force est de reconnaître que ces valeurs se greffent plus ou moins harmonieusement sur ce qui est par ailleurs la ligne directrice de l’entreprise : maximiser ses profits.
Le management par les valeurs, ancré dans les convictions du dirigeant
Au troisième niveau, on passe de l’éthique de responsabilité à l’éthique de conviction. Le dirigeant prend l’option de fonder tout le management de l’entreprise sur des valeurs reliées à sa vision de la raison d’être de l’entreprise parce qu’il est personnellement convaincu du bien-fondé de cette option. D’une part, il a conscience des travaux de recherche en psychologie sociale qui montrent la pertinence de cette approche sur le plan économique, et d’ailleurs il ne cache pas ses objectifs économiques, abordant même la question du partage de la valeur entre les parties prenantes. D’autre part, il voit des vertus intrinsèques dans la mise en œuvre des valeurs comme axe central de son management : cela va permettre un développement harmonieux et durable de l’activité au plan humain et social, notions auxquelles le dirigeant accorde une importance élevée. Certes les efforts à accomplir sont très importants, avec notamment des phases de dialogue approfondi avec les parties prenantes, mais les bénéfices en termes d’engagement des collaborateurs et de cohésion sont significatifs : par exemple, selon une étude Microsoft Irlande, le niveau de confiance entre managers et équipes qui provient d’une culture axée sur l’efficience, de bonnes conditions de travail et la délégation, conduit les pertes de temps (la non-valeur ajoutée) à passer de 61% à 25% du temps dans les entreprises du secteur tertiaire. Le consultant et coach Fred Kiel, fondateur du cabinet KRW, a fait état dans sa vaste étude Return on Character, publiée en 2015 par Harvard Business Review Press, d’un écart d’un facteur 4,8 entre les ROA des entreprises conduites par des leaders fondant leur leadership sur des valeurs fortes et celles conduites par les dirigeants “auto-centrés”…
Allant plus loin, certains choisissent une version militante, typiquement celle choisie par Anita Roddick lors de la création de sa chaîne de produits de beauté The Body Shop. Il s’agit là de considérer l’entreprise comme un moyen de changer le monde dans le sens des convictions personnelles du dirigeant, dans son cas principalement le retour à des cosmétiques plus naturels, la défense des droits humains et le refus de l’expérimentation animale. Le succès remarquable de son concept a fait douter de sa sincérité et considérer son approche comme le nec plus ultra du marketing, mais elle-même a toujours défendu sa totale sincérité. De manière moins spectaculaire, c’est aussi le choix fait par les entreprises à mission, qui affichent un ou plusieurs objectifs sociaux ou environnementaux qu’elles se donnent pour mission de poursuivre dans le cadre de leur activité. Rien ni personne n’oblige un dirigeant à choisir cette voie qui relève à la fois de l’éthique de conviction et de l’éthique de responsabilité, dans la mesure où l’entreprise se reconnaît redevable à son environnement pour les nombreuses ressources (naturelles, humaines, technologiques ou d’infrastructure) qu’elle y puise, et qu’elle souhaite en retour contribuer au bien commun.
Savoir rester concret et fédérateur
Il y a néanmoins des risques à s’appuyer trop fortement sur des valeurs aspirationnelles, c’est-à-dire des valeurs qui reflètent davantage une cible, une aspiration vers une situation améliorée dans le futur, plutôt qu’une réalité concrète accessible dans le présent. Le risque est celui de la déconnexion entre la réalité quotidienne des salariés et le monde rêvé par l’équipe dirigeante, peut-être au cours d’un séminaire marqué par un peu trop d’enthousiasme ou, pourquoi pas, par une poussée de “pensée de groupe”… Certes si l’on retient 4 ou 5 valeurs-clé pour l’entreprise, il n’est pas mauvais d’en avoir une qui pousse au progrès et qui exprime une ambition plus qu’une réalité, mais il s’agit que les autres soient reconnues et vécues, afin que l’ensemble soit réellement fédérateur et opérationnel. Le premier test pour savoir si les valeurs mises en exergue sont des réalités est le comportement du dirigeant. Le second est celui des managers dans l’organisation. L’engagement demandé aux salariés passe d’abord par un engagement pris et respecté de manière visible par la Direction.
Se donner le temps et les moyens de la réflexion
Au vu des enjeux et des coûts, il est nécessaire de réfléchir – en s’aidant d’une documentation adéquate et de la consultation de spécialistes – à la posture et aux ambitions à fixer avant de décider, entre contraintes réglementaires et valeurs aspirationnelles, de la place à donner à éthique dans le management de l’entreprise.
Commentaires récents