L’éthique est devenue le souci numéro 1 pour beaucoup d’entreprises. Les procès spectaculaires du moment, d’ailleurs désastreux pour l’image des entreprises et du monde économique en général, suffisent à l’expliquer, tant les conséquences d’une défaillance éthique apparaissent énormes :
– dans le cas du Mediator, 12 ans après la découverte de la supercherie mise en place par le laboratoire Servier (en 1976), plus de 2.700 parties civiles et 350 avocats ont rendez-vous pour un procès qui durera 6 mois. L’ordonnance de renvoi mentionne entre 1.520 et 2.100 décès. Pendant six mois, le public s’entendra donc rappeler tous les jours que Servier a, pendant 33 ans, engrangé de l’ordre d’un milliard d’euros de profits en sachant que son produit provoquait des affections cardiaques chez les patients… En dix ans, le groupe a déjà dû verser 131,8 millions d’euros à près de 4.000 patients, mais c’est un acompte car le risque financier global est estimé à un milliard d’euros, autant que les bénéfices mal acquis grâce au Mediator.
– aux États-Unis, le procès des opiacées va quant à lui porter sur 400.000 morts et un coût global pour l’économie américaine estimé à 78,5 milliards de dollars. Les actifs du principal fauteur de trouble, Purdue Pharma, ont déjà été transférés à une fondation d’utilité publique dont les profits serviront à indemniser les victimes pendant le temps qu’il faudra. Trois autres sociétés, Reckitt Benckiser, Johnson & Johnson et Teva, ont elles aussi cédé aux sirènes de l’argent facile et sont redevables de fortes indemnités.
– le procès France-Télécom est en pause, mais le jugement va tomber le 20 décembre prochain. Le parquet a requis les peines maximales possibles pour du harcèlement moral, soit un an de prison et 15.000 euros d’amende contre les ex-dirigeants Didier Lombard, Louis-Pierre Wenes et Olivier Barberot.
– le procès des dirigeants de Volkswagen s’est ouvert en Allemagne, pour fraude et manipulations boursières, à la suite de l’affaire des trucages des moteurs diesel d’il y a trois ans. Il se double d’un procès d’action de classe regroupant 450.000 clients trompés qui demandent réparation au Groupe Volkswagen.
Ces deux derniers cas ont montré que la justice, dûment informée par la communication désormais inévitable des e-mails internes, ne se borne plus à juger les personnes morales ou les PDG mais qu’elle a une vision détaillée des processus de décision de l’entreprise et qu’elle met en cause la responsabilité pénale individuelle des dirigeants concernés au cas par cas. Ainsi, malgré les affirmations de Volkswagen qui soutient la thèse improbable que la tricherie a été l’œuvre d’ingénieurs ayant agi à l’insu de leurs supérieurs, la justice dispose visiblement de preuves en sens contraire dans les cas, par exemple, d’Herbert Diess, l’actuel PDG, responsable à l’époque de la marque VW, qui avait l’information au moins deux mois avant que l’affaire n’éclate, ou de Rupert Stadler, le PDG d’Audi depuis 2007, qui se trouve en détention provisoire, soupçonné de «fraude» et complicité d’«émission de faux certificats».
Mais pourquoi des entreprises parmi les plus prestigieuses se laissent-elles enfermer dans de telles difficultés, qui peuvent engager leur pronostic vital? Le sentiment d’impunité est parfois invoqué de manière un peu rapide. En réalité, cette impunité n’est plus de mise depuis un bon quart de siècle. Ainsi, le 11 mars 1995, Libération publiait un article intitulé « la fin de l’impunité », qui citait une liste impressionnante de grands patrons français mis en examen à l’époque : Jean-Louis Beffa, de Saint-Gobain, pour trafic d’influence; Didier Pineau-Valencienne, de Schneider, pour faux en écriture et usage de faux, faux dans les comptes annuels, abus de confiance et infraction à la loi belge relative à la comptabilité; Pierre Bergé, d’Yves Saint Laurent, pour délit d’initié; Pierre Conso, de Ciment Français, pour présentation de comptes inexacts; Michel Mauer, de Cogedim, pour fausses factures, trafic d’influence, et financement illicite d’un parti politique ; de nombreux cadres de la Générale des eaux et de la Lyonnaise des eaux, pour fausses factures ; Pierre Suard, d’Alcatel Alsthom, mis en examen sous de multiples chefs d’accusation, et interdit de toute fonction au sein d’Alcatel Alsthom, ce qui à l’époque était une grande première. Depuis cette époque, Eva Joly, entre autres, a mis en examen une brassée de dirigeants et de politiques.
Les scandales actuels révèlent donc la persistance d’un comportement parfaitement irrationnel de la part des dirigeants de grandes entreprises. Certaines entreprises n’essaient même pas de sortir de cette zone de danger alors même qu’il en va de leur pérennité à court terme. Cela n’a aucun sens, même dans le cadre du raisonnement micro-économique utilitariste traditionnel qui pousse à réaliser un maximum de profit au plus tôt.
Dans certains cas, il s’agit d’une véritable panne du sens moral doublée d’une perte de lucidité. Victimes de l’addiction à l’argent comme au pouvoir, certains patrons de choc mettent en veilleuse tout sens moral. L’exemple devenu proverbial en est Dick Fuld, le tristement célèbre patron de Lehmann Brothers, célèbre pour ses sorties du style : « On va coincer tous ceux qui pratiquent la vente à découvert sur notre titre, et on va serrer très fort ! Ce que je veux, c’est les attraper, leur arracher le cœur et le bouffer avant qu’ils crèvent ! » Mais tous les patrons ne sont pas des patrons voyous.
Comme l’a démontré le professeur de psychologie et d’économie comportementale de Duke University Dan Ariely, c’est la distance entre les centres de direction et les parties prenantes (personnel, clients, actionnaires, fournisseurs, fournisseurs de rang 2 et 3…) qui favorise une déshumanisation progressive. La philosophie utilitariste, qui considère l’humain comme une machine, un moyen, un coût ou une « ressource » est donc toujours forte dans le milieu économique – patronat, économistes, marketing, commerce, etc. Cette approche vit sur l’illusion qu’il suffit d’appuyer sur les bons boutons, de donner les bonnes récompenses et les bonnes sanctions pour produire un résultat quasi-pavlovien. L’insuffisance de cette modélisation apparaît plus ou moins rapidement, en fonction de la résilience des personnes et des aléas de la vie de l’entreprise, à l’occasion d’un conflit social, d’une crise consumériste ou de la mise en examen d’un dirigeant. Et la survenue régulière de telles crises a réduit à peu de chose le crédit accordé aux déclarations d’intention des entreprises. Elles sont sous le feu de critiques non seulement pour des malversations telles que celles qui font l’objet de procès actuellement mais encore pour leur mépris de l’environnement, leur politique sociale ou leur politique d’achat, par exemple au motif que leurs fournisseurs ont recours à des travailleurs sous-payés, victimes de mauvaises conditions de travail, et parfois à des enfants voire à des esclaves. A la lumière d’une part des droits de l’Homme et d’autre part de nos connaissances actuelles sur le réchauffement climatique et la 6ème extinction massive des espèces animales, qui peut soutenir que ces critiques ne seraient pas fondées ?
Les entreprises qui vont gagner demain sont celles qui, dès aujourd’hui, auront compris que l’éthique est un besoin fondamental de l’humain et qui auront traduit cette conviction en actes au travers d’une politique éthique raisonnée s’adressant à tous leurs partenaires humains. Le besoin de cohérence éthique, qui est au fond un besoin de sécurité psychologique, ne peut être satisfait sans un changement en profondeur dans le pilotage de l’entreprise, mais celui-ci est tout-à-fait accessible. Dan Ariely, encore lui, a démontré grâce à des expériences concrètes et répétées qu’un simple rappel régulier d’un code moral provoque une autocensure des actes malhonnêtes ou irréguliers et améliore considérablement le comportement des sujets, et cela tout à fait indépendamment de leur croyance.
En 1995, le diagnostic posé par le journaliste économique Philippe Douroux (dans l’article de Libération déjà cité) était que les patrons-stars des années 80 étaient tombés de leur piédestal parce qu’ils n’avaient « pas compris assez vite que le monde bougeait, que les règles du jeu changeaient. » C’est bien ce qui se déroule à nouveau sous nos yeux. Cette fois, ce qu’il faut comprendre très rapidement, c’est l’attente du public, des actionnaires, des salariés et des pouvoirs publics concernant l’éthique de l’entreprise et sa durabilité. Il n’est plus possible d’y répondre à la va-vite à partir d’un gadget censé démontrer l’engagement de l’entreprise en soutenant une œuvre sociale ou environnementale, il s’agit d’adapter l’entreprise en profondeur par rapport à cet enjeu existentiel, il s’agit d’axer le discours, l’action et la stratégie même de l’entreprise sur des fondements éthiques solides et crédibles qui lui permettront à la fois d’être noté positivement sur les critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ou critères ESG) par les investisseurs, et de satisfaire les demandes des autres parties prenantes.
C’est par une démarche de mise en place d’une politique éthique globale qu’on peut asseoir la légitimité même de l’entreprise en tant qu’acteur économique et social digne de confiance. Si une entreprise a déjà menti de façon éhontée, peut-on encore lui faire confiance ? Les produits ou services dont elle fait la promotion aujourd’hui ne vont-ils pas s’avérer toxiques demain ? Il faut reconstruire le capital de confiance, parfois à partir de presque rien. C’est par exemple ce qu’a compris PSA en invitant une ONG très critique de l’automobile à cogérer ses essais de pollution en situation de vie réelle ; c’est ce qu’ont compris des groupes comme Danone en réorientant toute la stratégie de l’entreprise autour de ses valeurs humanistes ; c’est ce qu’ont compris ces gestionnaires d’actifs qui participent à la montée en puissance rapide des fonds ISR ; c’est ce qui reste à accomplir de manière urgente mais méthodique et raisonnée dans un certain nombre d’entreprises par le développement de leur politique éthique globale.
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